Et il n'était possible de la photographier d'aucune manière…
Après une bonne heure d'ascension à la lueur de ma frontale, j'aperçois enfin ce vaisseau fantôme perdu dans cette forêt enneigée. Frappé par le vent et la neige qui me cinglent les yeux, je m'empresse d'entrer dans le bâtiment. De fraîches traces de pas m'indiquent que des animaux se sont aussi réfugiés ici pour échapper à la tempête. J'emprunte un des escaliers pour descendre dans le bâtiment. Les marches sont couvertes de neige, je redoute de glisser et de tomber plusieurs mètres en contrebas. Craignant de me faire surprendre par un quelconque bruit sauvage, je frappe ardemment dans mes mains pour prévenir de ma venue. Le bruit traverse tout le bâtiment en résonnant plusieurs fois, mais pas de réponses de ses occupants. Alors que je m'apprêtais à poursuivre ma descente, dans les entrailles du bâtiment, ce dernier se met à s'animer brusquement. Je ne peux m'empêcher de sursauter. Des bruits résonnent tout autour de moi, le monstre de pierre et d'acier vomi tous ses hôtes. En bas des marches, j'aperçois des silhouettes se faufiler d'entre les décombres. J'éclaire vivement l'une d'elles, ce n'est qu'un chamois. Le mammifère se fige net en comprenant qu'il est repéré et se tourne vers moi, me fixe un instant et finit par me siffler avant de s'effacer dans les ténèbres de la forêt. Je comprends que s'il avait fait plusieurs fois ma taille, les rôles se seraient inversés.
Il est tard et je sais mon lit à quelques centaines de mètres plus bas. Maintenant certains d'être seul, j'entame une dernière descente dans les entrailles du pavillon.  Mon esprit bien éveillé par la nuit me force à croire qu'il y a d'autres âmes qui m'observent dans l'obscurité. Je demande alors à mon imagination de se taire pour un petit moment. Me voilà à présent dans une immense salle. Ma vue s'accommode timidement et je commence à apercevoir les nombreux détails qui composent ce lieu fascinant. Au travers des immenses ouvertures prévues pour accueillir les cabines du téléphérique, je contemple la ville en contrebas, étouffée par une masse de nuages rougeâtres. Je me sais enfermé dans un vaisseau fantôme, lui-même prisonnier de la forêt et dérivant dans la tempête de neige. 
Il est 21 h 30, j'ouvre enfin mon sac pour sortir mon reflex. Le sol est glacial, noir et souillé par tout ce qu'il peut y avoir des plus glamours. Les prises de vue s'enchaînent alors. Les températures chutent avec le temps qui devient imperceptible. Il m'arrive d'obtenir des images n'ayant plus rien à voir avec ce que mes yeux peuvent percevoir dans les ténèbres des couloirs. Je dois parfois faire face à un dilemme pour réaliser mes photos : être plongé dans le noir, le silence et rester immobile durant près de 30 secondes tout en me laissant mordre par le froid. Un bruit sec me perturbe durant ma prise de vue, j'entends à plusieurs dizaines de mètres, au fond du couloir, quelque chose se déplacer furtivement. La peur me saisit, la photo est maintenant ratée, car ma pose s'est interrompue, mais la curiosité est trop forte pour que je décide de révéler ma présence. Dans le plus grand des silences, j'éteins alors la veilleuse entre mes mains et essaye de me fondre dans le noir... au fond du couloir se dessine la silhouette d'un jeune chamois. Il ne me voit pas, mais je sais qu'il a senti ma présence. Il semble si paisible et cette émotion parvient jusqu'à moi.  Le petit mammifère finit par se perdre dans l'obscurité.
Ce court instant de considération résonne en moi comme une prise de conscience. Mon corps est gelé, j'en tremble et je fantasme presque à l'idée d'être prisonnier de ce vaisseau fantôme. Et puis je réalise que la tempête s'est calmée, il règne un silence bientôt salutaire. Je vois alors la neige passer par les fenêtres du bâtiment pour se poser sur les décombres. Je contemple la scène, c'est si beau, j'entends presque la blancheur embrasser ce royaume de noirceur...
Trop occupé à mettre en scène la réalité, j'en oubliais de la regarder à sa juste valeur. Je comprends que le moment est venu pour moi de redescendre dans la vallée, tant pis pour ces clichés qui ne me contentent pas, car j'ai désormais la satisfaction d'apprécier la poésie du moment présent.  Moi qui étais à la recherche d'émotion, je me rends compte qu'elle était juste devant mes yeux... et il n'était possible de la photographier d'aucune manière...

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